Eloge de la culture d’entreprise

Le Pari de la Culture

Didier Pitelet fait partie de ses rares personnes qui ont le don de l’ubiquité, à savoir cette capacité étonnante à savoir opérer sur deux champs distincts en même temps. En l’occurrence, il sait être à la fois un chef d’entreprise talentueux et un essayiste confirmé. Après le Prix de la confiance, publié en 2013, il réitère avec son Pari de la culture. Savoir rendre compte de ce que nous vivons comme changements dans le temps présent du point de vue de la culture d’entreprise, nécessite une prise de recul et une lucidité d’esprit pour faire le tri dans le foisonnement d’idées qui nous entourent. La légitimité de l’ouvrage tient bien sûr à son expérience d’entrepreneur spécialisé en culture d’entreprise et communication corporate. Mais, ce qu’il écrit s’inspire aussi de convictions profondes nourries de sa propre culture et de son expérience de terrain avec ses clients.

À rebours du phénomène mondial de globalisation qui voudrait que l’on duplique partout un même mode de pensée des organisations, son ouvrage est un cri d’appel à la diversité et à l’originalité. Et cela fait du bien.

L’entreprise, nous dit-il, est traversée par des lames de fond qui s’appellent, entre autres, digitalisation, hyper connexion, transformation de l’organisation du travail. L’impact des nouveaux outils et des nouvelles visions du travail sur les relations interpersonnelles en entreprise est considérable. Il dessine les contours d’une autre forme de lien social qui ne saurait avoir d’avenir sans culture. C’est l’idée centrale de l’ouvrage.

D’où la question de la manière avec laquelle cette culture pourra prendre forme. La conviction de Didier Pitelet est qu’elle ne s’inventera pas à partir du seul projet d’entreprise, aussi cohérent soit-il. La culture repose, comme la connaissance de soi, sur le soin que l’on prend à se poser de bonnes questions et à chercher à plusieurs des réponses. Dans le cas de l’entreprise, il cite 4 questions clés :

  • En quoi l’entreprise croit-elle ?
  • À quoi sert-elle ?
  • En quoi entend-t-elle être meilleur ?
  • Quel sens donne-t-elle à l’existence ?

Dire en quoi l’entreprise croit, n’est-ce pas non seulement énoncer des valeurs mais aussi expliciter ce pour qui elle travaille ou au nom de quel principe. ?

Définir ce à quoi sert l’entreprise, n’est-ce pas lui donner une légitimité à porter une parole en interne comme en externe sur son marché et par conséquence à assumer également une responsabilité sociale ?

Une entreprise qui entend être leader, n’est-ce pas une entreprise qui cherche sans cesse à faire mieux, qui ne se satisfait jamais d’un résultat aussi bon soit-il et qui peut revendiquer avec fierté son histoire et son projet ?

Une entreprise qui sait donner du sens à l’existence n’est-elle pas une entreprise qui réconcilie le besoin de reconnaissance avec le désir d’épanouissement et qui offre un « bonus émotionnel » qui la distingue des autres ?

Grâce à ce petit éloge de la culture d’entreprise, nous pouvons mieux comprendre ce qui contribue à l’émergence d’une culture d’entreprise. Le modèle proposé par ces entreprises évolutives qui construisent leur avenir avec leurs collaborateurs, semble être de penser l’organisation comme un système vivant. Dans un tel schéma de représentation, la culture d’entreprise est alors le reflet des mentalités, des comportements et des structures, processus et pratiques organisationnels. C’est donc dans leur capacité à s’affranchir ou à remettre en cause les règles et normes existantes que leurs dirigeants peuvent laisser émerger des pratiques et des manières de vivre nouvelles qui soient en harmonie avec le contexte et la mission de leur organisation. Et c’est à ce titre qu’elles seront reconnues et valorisées par tous ceux qui ont pour mission de les porter.

Finalement, est-ce que la seule chose vraiment importante pour les dirigeants ne serait pas de créer et gérer une culture ?

Vers un mode de management évolutif

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Dans notre dernier billet, nous avions souligné combien les organisations étaient le reflet de leurs dirigeants. En parallèle, nous avions émis l’hypothèse qu’une marge d’autonomie du collaborateur était possible pour le laisser construire à l’intérieur de cette organisation son propre chemin de développement.

Nous connaissons tous bien la pyramide de Maslow mais bien peu de personnes la rapporte à leur propre situation, notamment pour le niveau appelé « accomplissement de soi » ou besoin de plénitude psychologique. Ce dernier stade dans la hiérarchie des besoins du modèle, est souvent mal appréhendé car sous-apprécié. Il sera trop souvent restreint à des contingences matérielles ou sociales qui ne font qu’affleurer les questions existentielles de l’individu. L’accomplissement de soi est en fait la préfiguration d’un stade encore plus élevé de niveau de conscience. Il correspond à un élargissement de sa vision du monde et ouvre sur des perspectives radicalement nouvelles en matière de relations interpersonnelles.

Cette transformation est-elle possible dans les organisations actuelles ou relève-t-elle de l’utopie ?

Elle est possible à chaque fois que se produit une désidentification par rapport à des règles ou normes qui donnent le cadre. Par désidentification, il faut comprendre la création d’un espace de liberté intérieure permettant, dans le contexte existant, de créer du neuf. Si le manager est capable de mettre à distance ses peurs, ambitions, convoitises qui alimentent son ego, il peut alors laisser émerger des parties beaucoup plus profondes et ajustées de sa personnalité, rechercher des solutions qui soient en résonnance avec ses convictions profondes. Ce qui va alors habiter la personne, c’est le désir de devenir ce qu’elle est, c’est-à-dire de travailler à réaliser ce pour quoi elle est faite.

Ce chemin passe donc par une transformation résolue de la manière de voir le monde. Nous ne faisons plus des erreurs ou nous ne sommes plus victimes d’échecs ou d’injustices, mais nous vivons des expériences profondément humaines qui nous révèlent des facettes plus ajustées de la personnalité humaine. Nous acceptons avec humilité ce qui nous arrive et décidons de la meilleure manière pour en tirer parti. Nous construisons des relations interpersonnelles sur des bases bien plus authentiques et solides.

Par exemple, nous pouvons comprendre que nous faisons partie d’un tout et que toute décision que nous prenons a nécessairement des impacts larges qu’il convient d’appréhender collectivement. Nous mesurons qu’il n’y a pas de logiques de services, de statuts, de fonctions qui nous soient propres mais seulement des responsabilités individuelles et collectives à assumer. C’est vrai quelque soit l’acte managérial que nous posons.

Nous pouvons aussi dépasser l’opposition entre jugement et tolérance puisque l’enjeu n’est plus de chercher à convaincre avec de meilleurs arguments ou de supporter avec patience des avis contraires. Notre objectif est d’abord d’écouter l’autre pour co construire ensemble une nouvelle réponse, plus riche des apports croisés.

Un mode de management évolutif pourrait être identifiable à un chemin de croissance individuelle qui rend obsolescentes les logiques de règles, de contrôles, de politique, de calculs. Nous allons pouvoir commencer à vraiment travailler avec les autres car nous nous sommes affranchis de la peur de l’échec et nous l’avons remplacé par la confiance dans la capacité à faire ensemble de manière durable.

Quelle est la couleur de votre organisation ?

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La culture d’entreprise est décidément la thématique à la mode en matière de théories du management. Dans le contexte d’automatisation à outrance des tâches, l’accent n’est plus sur la division du travail mais porte désormais sur la capacité à collaborer ensemble. Et cette économie collaborative chamboule non seulement la production physique mais aussi la répartition de l’emploi avec comme paradoxe de générer de la croissance et de la valeur mais seulement au profit de quelques uns et non au plus grand nombre.

D’où cette inquiétude de fond par rapport à l’avenir de l’emploi à la fois sur le plan quantitatif et qualitatif. Mais, si l’économie collective, parfois qualifiée «d’ubérisation économique», présente des limites avec notamment des risques de précarité accrue des travailleurs, elle introduit aussi une dynamique de retournement de marchés :  « chaque insatisfaction dans la vie d’un produit ou d’un service est une opportunité de penser une nouvelle entreprise dans laquelle la collaboration (des salariés, des clients, des fournisseurs,…) permettrait de faire mieux : plus respectueux de la nature, plus satisfaisant pour le client, plus générateur de bien-être pour les salariés, plus redistributeur de valeur, etc »[1]. Or cette dynamique est le fruit d’une culture d’entreprise spécifique. En d’autres termes, elle n’émerge pas spontanément dans les organisations établies parce que les paradigmes managériaux qui les sous-tendent ne le permettent pas.

Parmi les modèles d’organisation qui ont eu le plus de succès, ceux reposant sur l’innovation, la responsabilisation et la méritocratie remportent la palme. Tout en conservant des structures hiérarchiques pyramidales, elles ont introduit de la flexibilité en créant des groupes de projet, des équipes virtuelles, de la transversalité pour favoriser la communication et la rapidité d’exécution. À cela s’est ajouté, le management par objectifs à partir d’une foule d’outils à caractère prédictifs (budget, plan stratégique) et de régulation-contrôle (reporting, KPI). Enfin la promotion au mérite a permis d’entretenir une certaine forme de justice sociale en permettant à chacun de trouver le métier et le niveau de responsabilités correspondant à ses compétences et aspirations. Mais, en poussant à l’extrême ces logiques, ces organisations qualifiées « d’orange » dans le modèle proposé par Frédéric Laloux[2], ont favorisé une approche mécaniste du management, générant beaucoup de désenchantement parmi les collaborateurs.

Le pluralisme a été la réponse trouvée à ces excès de pouvoir et de contrôle sur le travail; il a pris les formes d’une autonomisation des collaborateurs (capacité à prendre des décisions importantes sans demander l’aval de la direction), d’une culture de valeurs fortes qui fondent la confiance entre salariés et d’une volonté affichée de prendre en compte dans la répartition des résultats l’ensemble des parties prenantes et pas seulement l’actionnaire majoritaire. La métaphore dominante pour ces organisations qualifiées de «vertes»par F.Laloux est celle de la famille.

Ces deux modèles coexistent à côté d’autres modèles plus archaïques. Ils sous-entendent l’existence de paliers de développement de la conscience humaine pour lesquels l’influence du dirigeant est déterminante dans le résultat car c’est toujours sa propre vision du monde qui compte. Cela signifie que les organisations peuvent grimper et descendre l’échelle des modèles d’organisation mais aussi qu’aucune organisation ne peut aller au-delà du point atteint par son dirigeant. Est-ce à dire que les collaborateurs sont à leur tour bloqués dans leurs aspirations légitimes à grandir dans leurs comportements managériaux ? Certes non ! La bonne nouvelle est, et c’est le génie des organisations humaines, qu’il est possible à l’échelle individuelle d’évoluer vers un fonctionnement qui n’aurait pas été choisi spontanément. C’est d’abord une question de contexte et d’opportunités. Et nous verrons comment dans le billet suivant…

[1] PIVOT Antoine et de SAINTE MARIE Gaëtan in Ensemble on va plus loin, inspirez-vous de l’économie collaborative pour réussir, éditions Alisio, 2016
[2] LALOUX Frédéric in Reinventing organizations, vers des communautés de travail inspirées, éditions Diateino, 2015

Vers de nouveaux modèles d’organisation

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Nous savons que les modèles de management évoluent par étapes ; ils sont conditionnés par les changements socio-économiques et technologiques. Or, nous vivons précisément une période de ruptures massives sur tous les plans ; il est donc logique que les relations au travail soient également fortement impactées.

Pour essayer d’y voir clair, des essayistes, chercheurs, sociologues sont à l’œuvre pour analyser en détail l’évolution de nos pratiques managériales. C’est le cas par exemple de Frédéric Laloux qui dans son ouvrage paru en 2014, Reinventing organizations, décrit les grands stades de développement des organisations humaines depuis l’apparition des premiers groupes humains et explique comment notre manière de penser et de pratiquer le management est en train de vivre une révolution de type copernicienne.

Il rejoint un courant général de réflexion qui milite pour une transformation radicale des organisations. Pourquoi ? Sans doute parce que nos modèles actuels arrivent en bout de souffle face à la conjonction, d’une part de l’arrivée massive sur le marché du travail de nouvelles générations fortement diplômées, et d’autre part de la rupture technologique induite par le numérique qui génère un effet de productivité massif sans offrir de manière concomitante un nombre suffisant d’emplois. Ce qui conduit Daniel Cohen dans Le monde est clos et le désir infini[1] à argumenter que, dans la course vers le tout numérique, le grand perdant est bien l’emploi et que la croissance que le monde a connu au XXe siècle ne reviendra pas. Cette thèse trouve également une forme d’appui chez Jean Viard qui dans son Nouveau portrait de la France [2], a montré comment le temps libre en occident a été multiplié par 4 depuis la fin du XIXe siècles. Keynes, écrit-il, avait prédit qu’en l’an 2000 nous ne travaillerions plus que 3 heures par jour. Nous y sommes presque : quarante-deux années de cotisation à trente-cinq heures hebdomadaires, représentent seulement 9% de notre temps de vie, 16% de notre temps de vie éveillé du fait de la productivité au travail et de l’accroissement de l’espérance de vie (vingt-cinq ans de gagnées en un siècle !). Moins de temps au travail, c’est plus de temps pour rêver, imaginer, dialoguer et penser notre monde. Avec,  à la clé, un changement majeur du paradigme de production de valeur.

Le désengagement des collaborateurs

Tout cela rejaillit nécessairement sur notre manière de penser le management et les organisations. Car il faut répondre à un nouvel « impératif catégorique » : celui de réussir à susciter chez les collaborateurs un niveau de motivation suffisamment fort pour que leur aspiration au développement personnel et professionnel puisse encore trouver sa place dans le cadre du projet d’entreprise. À défaut, l’entreprise sera confrontée à une panne générale d’investissement, voire même d’intérêt pour l’atteinte des objectifs fixés par des actionnaires et une équipe dirigeante. Cette question de l’engagement des salariés est bien réelle : selon une étude Gallup de 2013[3], seulement 14% des salariés européens se déclarent engagés dans leur entreprise, ce qui laisse de côté 66% qui se déclarent non engagés, sans parler des 20% qui se disent activement engagés dans une logique d’opposition. 86%, cela fait quand même beaucoup ! Le système entrepreneurial à la mode du lean et du ROCE[4] apparaît comme dépassé et sa plus-value réelle est fortement remise en cause.

Un travail plus communautaire

Le cœur de la demande actuelle semble se situer dans le retour vers un travail de type plus communautaire qui privilégie flexibilité, autonomie, réactivité et créativité.  Nous touchons ici directement le mode de management dans sa forme et sa visée.  La question qui s’adresse aux organisations actuelles  est alors de savoir si elles sont capables de se repenser selon un mode de travail qui associerait le triptyque : autonomie (liberté d’entreprendre), engagement (alignement sur le projet d’entreprise) et confiance (responsabilité individuelle et collective). Si l’on écoute les promoteurs d’entreprises dites « libérées [5]», c’est possible !

L’exemple de WL Gore

Certaines sont très avancées car les intuitions sont nées il y a de nombreuses années. C’est le cas du groupe US WL Gore (3 Milliards S CA, 10 000 salariés) ; fondé en 1958 par Bill Gore, le groupe décline le Téflon (marque déposée pour le polytétrafluoroéthylène) selon toute une gamme de produits hi Tech (textile, fibres, câbles, étanchéité, filtration,…). WL Gore est une entreprise sans hiérarchie qui est organisée en petites équipes : les salariés sont des associés (on ne parle jamais d’employés) qui sont embauchés pour effectuer des opérations d’ordre général. « Sous la tutelle de leurs parrains (on ne parle pas non plus de supérieurs), et à mesure qu’ils perçoivent de mieux en mieux les objectifs de l’équipe et les possibilités, ils choisissent des projets qui correspondent à leurs qualifications. Ce processus se déroule dans un environnement qui combine liberté avec coopération et autonomie avec synergie[6] ».

Ce modèle d’organisation ne peut fonctionner que sur la base du respect de 4 règles fondamentales :

1.     Equité (fairness) envers les autres associés et les personnes avec lesquelles l’organisation est en contact,

2.     Liberté (freedom) d’encourager et d’aider les autres associés, et de favoriser leur développement professionnel par la connaissance, les compétences et les responsabilités,

3.     Possibilité de prendre ses propres engagements et de les tenir (Commitment),

4.     Consultation des autres associés avant d’entreprendre une action susceptible d’affecter la réputation de la société. Cette dernière surnommée waterline ou ligne de flottaison est en fait une application pertinente du principe de compétence : chez WL Gore, la ligne de flottaison de chaque associés est toujours proportionnelle à son expérience . Plus elle est basse, plus l’expérience est a du « poids ».

En 50 ans d’existence, ce modèle n’a pas dévié de sa culture de confiance et de responsabilisation. C’est aujourd’hui l’une des 200 plus grosses entreprises US non cotées en bourse.

Dans son ouvrage Frédéric Laloux observe et scrute 12 autres organisations qui ont des trajectoires similaires en matière d’innovation managériale.

Cela suscite une multitude de questions. Notamment la question de savoir s’il est possible de convertir une entreprise existante à ce nouveau modèle ; et si oui, comment ? Car, en parallèle de ces nouvelles communautés de travail, les technologies font des pas de géant. Comment réconcilier les deux mouvements et construire une nouvelle vision de l’emploi de demain ?

À suivre dans un prochain article …

[1] COHEN, Daniel in Le monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015

[2] VIARD, Jean in Nouveau portrait de la France, Editions de l’aube, 2011

[3] https://imatechnologies.wordpress.com/2014/10/27/etude-gallup-sur-lengagement-des-salaries-episode-1/

[4] ROCE, Return on Capital Employed

[5] Expression de Isaac GETZ – consulter http://www.organisationliberee.fr/en-france-seuls-11-des-salaries-sont-engages-dans-leur-entreprise/

[6] http://www.gore.com/fr_fr/aboutus/culture/index.html – consulté le11 janvier 2016

Reformater ses formations

 

20151029_mieux apprendreSi la question de l’engagement des salariés dans leur entreprise est centrale en matière de gestion des relations humaines, combien plus l’est-elle dans le domaine de la formation professionnelle. Or, en la matière, il est encore trop couramment accepté qu’une bonne formation se mesure d’abord à son contenu plus qu’à la pédagogie qui la sous-tend. Il y a là un paradoxe étrange qui consiste à évacuer la question de la motivation du stagiaire, pourtant centrale du point de vue de l’appropriation du contenu de la formation.

Edward DECI et Richard RYAN, psychologues chercheurs à l’université de Rochester, USA ont étudié ce qui constituait le fondement de la motivation intrinsèque à la personne humaine c’est-à-dire d’une motivation ne répondant à aucune forme de contrainte extérieure (prescription) ou intérieure (remord, culpabilité) mais conduite par l’intérêt et le plaisir que la personne y associait. Ils l’ont distingué de la motivation extrinsèque où l’action est provoquée par une circonstance extérieure à l’individu (punition, récompense, pression sociale, obtention de l’approbation d’une personne tierce…). À ces deux types de motivations, ils ont constaté que pouvait se rajouter un troisième état, l’amotivation qui se caractérise par l’absence de motivation liée au sentiment de ne plus être capable de prévoir les conséquences de ses actions.

Ces chercheurs ont également pensé une échelle de régulation ou d’autodétermination de la motivation selon 3 niveaux de besoins psychologiques essentiels : le niveau de compétence ressenti par rapport à la tâche à accomplir (être capable et en capacité de), le degré d’autonomie ou de libre–arbitre (latitude) ressentie par rapport à la tâche et le degré d’appartenance perçu par rapport à l’organisation. De nombreuses études ont été menées sur les conséquences du niveau d’auto-détermination constaté chez une personne. Globalement, il en ressort que les comportements intrinsèquement motivés font preuve d’une meilleure créativité, d’une plus grande persévérance face à l’adversité et d’une meilleure concentration. Ces travaux ont eu de nombreuses applications dans les secteurs éducatifs et de la santé pour faire progresser la motivation des élèves et des patients. Ils pourraient être également avantageusement étendus au domaine de la formation professionnelle.

En effet, la réforme engagée en France depuis 2014 sur le champ de la formation professionnelle, vise à passer d’une logique de financement à une logique de résultat (employabilité du salarié). Cela devrait donc conduire les organismes de formation à se poser la question de savoir comment rendre leurs formations plus efficientes. Toutes les recherches sérieuses en matière d’apprentissage concluent à l’importance de l’expérientiel par rapport à l’acquisition de savoirs ; en d’autres termes, l’apport de contenu sans association à des outils pédagogiques d’apprentissage par la pratique et le feedback ne produit pas ou bien à un niveau jugé insuffisant, l’effet escompté, à savoir le changement. Viser un niveau de formation s’appuyant sur une motivation intrinsèque nécessite un travail à partir d’activités favorisant l’apprentissage sans efforts ou contraintes. Et en ce domaine, le jeu offre un support idéal.

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C’est ce que mets en œuvre avec succès Mieux apprendre, société fondée par Bruno HOURST (ici au centre), chercheur et auteur de nombreux ouvrages sur les pédagogies nouvelles dont le paradigme réside dans l’interactivité et le plaisir d’apprendre. Les outils pédagogiques innovant qu’il construit, s’inspirent de la théorie des intelligences multiples développées par le psychologue américain Howard GARDNER et des jeux-cadres conçus et déployés par Sivasailam THIAGARAJAN dit « Thiagi ».

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D’origine indienne, Thiagi, est un maître incontesté et internationalement reconnu des jeux pour le développement autant des personnes que des entreprises. Ses outils pédagogiques couvrent des sujets aussi divers que la conception de formation, le management du changement, le leadership, la diversité culturelle, la créativité, le travail en équipes, l’entreprise apprenante et bien d’autres. Une magnifique démonstration de son expérience a été donnée à un groupe de formateurs professionnels réunis à Paris du 27 au 30 octobre pour suivre une Master class sur les stratégies interactives de formation et d’enseignement. Concevoir des jeux d’animation et des activités de formation en fonction d’un objectif pédagogique déterminé, savoir animer des activités interactives dans un cadre fonctionnel répondant aux besoins du public, adapter sa stratégie en fonction des savoirs existants, autant de pistes pour concevoir et mettre en œuvre des formations plus courtes, de meilleure qualité et donc moins chères. Ici le « faster, cheaper, better » qui est revendiqué s’insère pleinement dans le sens d’une évolution vers une économie qui se transforme selon le processus désormais labellisé « d’ubérisation ». Et pour le plus grand bien-être des stagiaires.

Michelin et l’économie patrimoniale

Michelin

Jean Dominique Sénard, PDG de Michelin, était  l’invité du Club Les Echos débats lundi 18 mai pour un temps de partage sur la vision de l’avenir du groupe Michelin face à la globalisation et à la digitalisation de l’économie mondiale. Comment s’adapter à l’accélération des besoins et des exigences en matière de  mobilité ? Comment préserver les valeurs patrimoniales du groupe et rester fidèle à son engagement de rendre la mobilité toujours plus sûre, propre et confortable ? Au-delà des réponses industrielles (présence globale) et technologiques (haut niveau de R&D) attendues d’un acteur économique majeur, ce sont aussi des choix dans la manière de travailler avec les autres qui peuvent faire la différence. Quels sont-ils ?

Tout d’abord le choix d’une posture d’apprenant plutôt que de sachant. Michelin a une tradition d’excellence dans la fabrication et l’innovation en pneumatiques. Ce savoir-faire ne peut être entretenu par les seules forces internes du groupe quelques soient les moyens dont il dispose. Il doit aussi être nourri par une observation attentive de ce qui se passe, autrement dit prendre en compte la réalité des faits, identifier les nouveaux acteurs qui apparaissent à l’horizon et comprendre les nouveaux enjeux de la mobilité en prenant en compte les impératifs sociétaux (croissance de la vie urbaine, réchauffement climatique, économie du partage). Ce qui passe par un dialogue élargi aux nouveau acteurs connexes de l’industrie de la mobilité : communication, réseaux, assurances, … Demeurer un acteur clé dans les métiers de la mobilité,  est une action désormais collective qui fait appel à des qualités d’écoute et de compréhension de points de vues, sinon divergents, à minima différents. D’où un premier enjeu en matière de culture d’entreprise : encourager et développer la curiosité et l’ouverture à la différence.

Ensuite la volonté permanente de préserver la maîtrise de la chaine de valeur. Le risque majeur dans le contexte de la croissance de l’économie numérique est celui de la désintermédiation. Lorsqu’un tiers s’installe par le médium des services dans la relation client, il peut alors s’approprier les courants d’affaire par la maîtrise des données dont il devient le gestionnaire (historique des consommations, orientation des besoins, analyse des attentes,…). C’est pour ne pas se laisser dépasser que le groupe se lance dans des diversifications audacieuses comme l’acquisition en 2014 de la société Sascar, leader brésilien de la gestion digitale de flottes et de sécurisation des biens transportés. Innovante et dynamique, cette société de près de 900 salariés a développé une présence forte sur le marché local en pleine croissance de la télématique au service des flottes professionnelles de transport. Michelin bénéficie ainsi d’une clientèle mais aussi et surtout de nouvelles compétences humaines, techniques et commerciales lui permettant d’accélerer le développement des services à ses clients dans le monde. On retrouve, à une autre échelle la stratégie d’intégration de nouveaux outils et applications des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) par une politique structurelle de rachat de start-ups innovantes.

Enfin le respect d’une culture de la responsabilité qui ne subordonne pas l’enjeu de l’innovation à une question d’automatisation et donc de réduction de l’emploi. Alors que nos économies vivent une transition violente sur le plan du partage de la valeur du travail, l’ambition de rester leader peut rapidement supplanter le respect des engagements sur le plan sociétal. Or, l’objectif louable de pérenniser le projet d’entreprise ne peut être réduit aux seules équipes de direction.  C’est l’ensemble des salariés qui doit aussi le porter en assumant sa part de sacrifices et d’efforts dans les moments difficiles.

On aura compris que, pour être honorés, ces choix nécessitent une grande souplesse sur le plan managérial : on y trouvera la combinaison d’une bonne dose d’humilité (je ne détiens jamais le savoir-faire ultime sur mon métier) et de curiosité (savoir questionner régulièrement ses propres représentations et ne pas hésiter à challenger ses modèles), mais aussi du courage. Imprégner une entreprise de plus de 110 000 salariés à travers le monde d’une telle culture,  passe par une attitude d’exemplarité et de fidélité à des valeurs patrimoniales, ce dont le débat nous a donné, en la personne de Jean Dominique Sénard, une belle illustration.

« Leadership journey » : de quoi parle-t-on au juste ?

Labyrinthe cathédrale Chartres

 

La mythologie grecque a fait la renommée des voyages initiatiques comme la célèbre Odyssée d’Ulysse où le héros se confronte successivement à plusieurs épreuves mettant en jeu ses qualités humaines et compétences techniques dans le temps. Notre culture contemporaine n’est pas favorable au concept de rite initiatique mais entretient l’illusion que tout est accessible partout et à tout moment. En d’autres termes que nous disposons désormais d’un nombre infini de moyens techniques et humains pour nous affranchir des limites imposées par nos origines, notre culture, notre éducation. Le danger est alors grand de brûler les étapes de la construction de notre personnalité. L’invitation antique qui était inscrite sur le fronton du sanctuaire grec de Delphes  « connais-toi toi-même » est bien d’actualité et un bon savoir-faire en management passe par cette étape. Le « Leadership Journey » s’inscrit dans cette logique en étant une étape parmi d’autres pour construire sa posture de leader et travailler avec confiance sa vision pour le développement professionnel de son équipe et de l’organisation qui l’emploie.

Le leadership fait partie de ces qualités personnelles qui sont auscultées et recherchées depuis la nuit des temps. Si c’est une compétence qui ne s’enseigne pas et qui n’est pas héréditaire,  les avis convergent pour dire qu’elle peut s’apprendre et qu’elle peut être le fruit des expériences personnelles et collectives vécues avec courage et persévérance.  Mais en quoi alors un « leadership journey » se distingue-t-il d’une formation au leadership? Sur deux points essentiels.

Tout d’abord le contexte. On n’apprend pas le leadership dans une salle de travail, aussi adéquate soit-elle. Le leadership « se vit » et c’est toujours rétrospectivement qu’il est perçu et compris comme tel. Vouloir travailler ses capacités à exercer les responsabilités de leader, c’est choisir de rentrer dans un processus de type anamnèse (du grec ἀνάμνησις. aná-: «de bas en haut » – mnêsis, « mémoire » c’est-à-dire « faire remonter les souvenirs »). C’est en plongeant dans son récit de vie que le manager peut identifier de ce qui a été déterminant dans la formation de sa personnalité. Et trouver alors les ressorts de son fonctionnement en groupe. Et ce travail est beaucoup plus efficace si le cadre de sa réflexion s’inscrit dans un horizon élargi. Le « Leadership Journey » est un voyage au sens propre du terme.

Ensuite le modèle. Le leadership ne rentre pas dans une logique binaire mais circulaire. Les visiteurs de la cathédrale de Chartres se souviendront de son labyrinthe. Voulu par le collège de prêtres ayant commandité la construction de la cathédrale – vers 1200, il exprime un symbolisme essentiel que l’on retrouve dans le « Leadership Journey » : s’ouvrir progressivement à soi-même, mieux comprendre ce qui constitue sa richesse personnelle mais aussi ressentir ses failles, les abandons et pardons nécessaires pour avancer. Le modèle conduit à chercher à comprendre ce que nous pouvons donner de nous-même plutôt que ce que nous voudrions avoir en plus. Il est une occasion pour réfléchir en termes d’opportunités à saisir dans une espérance qui surpasserait les difficultés du présent. Il est un temps privilégié aussi pour méditer sur ses propres limites et sa finitude.

Les dernières découvertes montrent que le labyrinthe de la cathédrale de Chartres était initialement prévu pour la liturgie des vêpres de Pâques – soit une célébration ou l’Église rappelait la victoire du Christ sur la mort. Quelles que soient les attentes personnelles de chacun, croyants ou non, la question de notre vocation profonde est toujours sous-jacente à nos engagements. Le « Leadership Journey » est une invitation à prendre le temps d’un passage, précurseur de beaucoup d’autres, qui aide le manager à penser à sa vie, à la manière avec laquelle elle se déploie dans son cadre professionnel et familial. C’est à ce prix qu’il gagnera en clarté de vision sur son rôle en tant que leader. Loin des images préconçues des formations certifiantes, le « Leadership Journey » est de nature performative car il est  profondément existentiel.

Pour un leadership au service du bien commun

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Le leadership peut-il s’exercer aujourd’hui autrement que dans une logique de bien commun ? Les nombreux exemples de distortion de l’autorité exercée au service d’intérêts particuliers pourraient faire croire le contraire et donner des arguments à ceux qui estiment que la logique des résultats primera toujours sur les moyens et la forme. Dans le contexte volatile, incertain, complexe et ambigu (VUCA) qui est celui du monde actuel, il semble pourtant que la pérennité des organisations soit de plus en plus dépendante de formes de leadership particulièrement évoluées sur le plan de la responsabilité sociétale. Le point commun à ces leaders qui se mettent au service est d’avoir su mener un travail de fond sur eux-mêmes, les conduisant à travailler en mode de pensée globale qui donne la primauté à l’équipe, l’organisation et le social.

Quelles sont les caractéristiques de ce leadership ?

Il n’instrumentalise pas

Il se soucie authentiquement du bien-être des autres, c’est-à-dire qu’il ne les utilise pas comme des moyens pour arriver à ses propres fins.

Il n’instaure pas de liens de dépendance 

Il fortifie, principalement en habilitant les collaborateurs à résoudre par eux-mêmes leurs propres problèmes et non en entretenant (ou nourrissant) une relation de dépendance malsaine qui bride leur autonomie.

Il est un soignant

Il sait en particulier faire preuve d’intelligences émotionnelle et spirituelle pour soigner les blessures et rassurer les esprits chancelants en cas de coups durs.

Il n’exclut personne de son champ de travail

Il cherche à impliquer activement tous ceux qui sont partenaires du projet d’entreprise. En particulier, il fait l’effort de ramener tous ceux qui se sont égarés (erreurs de décisions, conflits, replis sur soi) en redonnant le sens de l’action collective et en clarifiant les enjeux pour chacun.

Il est le résultat d’un haut niveau de self management 

Grâce à un patient travail de connaissance de soi et des autres, il a établi un modèle de management qui oeuvre à partir de l’exemple et la persuasion, et non pas en imposant sa position ou par coercition.

Il unifie autour de sa personne

Il constitue un référent en matière d’exemple de vie au service des autres dans la fidélité au mandat qui lui a été confié et il  rend compte de ses responsabilités dans un processus de restitution transparent.

Ces 6 critères ne sont pas de l’ordre d’une quelconque utopie. Il existe des leaders qui appliquent ce modèle mais on ne les trouvera pas dans les catégories ultra-connues issues des modèles politiques (César, W. Churchill, JF Kennedy,…), économiques (Andrew Carnegie, Jack Welch, Steve Jobs…) ou militaires (Alexandre le Grand, Patton, Leclerc de Hauteclocque). Ils travaillent dans la discrétion car ils se mettent d’abord au service de ceux qui travaillent pour eux ; les fruits de leur leadership émergent souvent à posteriori car leurs qualités essentielles sont l’humilité et la persévérance.

Dans la perspective de réels progrès en pratique managériale, la question déterminante devient alors celle de savoir comment faciliter l’émergence de tels leaders. Si la formation et l’accompagnement individuel sont importants dans le processus, l’exemplarité de ceux qui précèdent ou orientent est déterminante. C’est parce que l’on est soi-même le bénéficiaire d’un leadership éclairé dans le sens du bien commun, que l’on peut choisir plus tard d’en être un acteur à son tour.

Remettre les choses à l’endroit

Replacer l'homme au coeur de l'attention

La Fondation Olivier Lecerf a remis son Prix 2014 à Nicolas Jeanson pour son ouvrage – Replacer l’homme au coeur de l’attention. Chronique d’un sauvetage industriel – qui a été à l’honneur dans le cadre du colloque « Culture d’entreprise et performance » qui s’est tenu le 1er avril dernier dans le prestigieux Palais de l’Institut de France à l’initiative de l’Académie des Sciences morales et politiques en partenariat avec l’Institut de l’Entreprise et la Fondation Nationale pour l’Enseignement de la Gestion des Entreprises.

La Fondation Olivier Lecerf a été créée à l’initiative de Bertrand Collomb et du groupe Lafarge en 2008 pour honorer et faire connaître des réalisations, des travaux ou des ouvrages qui s’inscrivent dans la tradition de l’humanisme entrepreneurial illustré par Olivier Lecerf (1929-2006), président de Lafarge de 1974 à 1989. C’est l’approche humaniste du management de Nicolas Jeanson, dont l’ouvrage donne un magnifique témoignage, qui est ici récompensé.

Dans son discours de remerciements Nicolas Jeanson exprimait sa joie de pouvoir partager ses convictions personnelles, mais plus encore il disait sa surprise de constater que les solutions de bon sens en management que l’on pourrait penser pratique courante dans les entreprises, étaient en réalité peu appliquées. Car, si les compétences techniques des hommes et des femmes en situation de responsabilité d’encadrement ne manquent pas, leurs capacités à « remettre à l’endroit ce qui a été mis à l’envers » font souvent défaut constatait-il.

Résumé de son témoignage.

Nicolas Jeanson est un professionnel des responsabilités de DRH et de direction de sites industriels. Appelé dans le cadre d’une mission de management de transition sur un site opérant dans le secteur pharmaceutique, il a eu l’opportunité de travailler sur ce que nous pourrions appeler un « cas d’école » : un site de plus de 200 salariés confronté à une dégradation alarmante de ses résultats non pas par perte de volume d’activités ou de clients mais par un passage en mode dégradé généralisé du fait de coûts non qualité élevés, de multiples retards de livraisons et d’un absentéisme au-dessus des moyennes du secteur. Ce qui devait être une mission d’intérim de 4 mois a été prolongée sur un peu moins d’une année, le temps de redresser les résultats et surtout de reconstruire la confiance entre les opérateurs et leur managers.

Dans sa chronique passionante de 178 pages, Nicolas Jeanson nous livre la manière avec laquelle il a pris connaissance de la situation et surtout comment il s’y est pris pour corriger les nombreux dysfonctionnements apparus dans cette usine. Ce qui frappe dans son témoignage, c’est tout d’abord la simplicité avec laquelle il met en oeuvre ses talents d’observation et d’écoute pour comprendre, questionner et inviter à changer de manière de faire. Rien de bien nouveau dira-t-on ? Oui mais il y a l’art et la manière avec laquelle on le fait et la force de Nicolas Jeanson, fruit de son expérience professionnelle et de sa formation humaniste, est d’amener progressivement les acteurs à se poser des questions et à se remettre en cause dans leur manière de travailler. Il montre que le changement de comportement ne s’obtient qu’à partir du moment où la personne comprend comment elle contribue elle-même à l’échec collectif – ce fameux « travail à l’envers ».

Cette prise de conscience peut être douloureuse pour certains acteurs qui, refusant de coopérer aux nouvelles règles de travail, s’excluent eux-mêmes du processus de sauvetage. Nicolas Jeanson n’hésitera pas alors à exercer son autorité de directeur de site pour rabattre les cartes des responsabilités et remplacer le collaborateur en question. Mais globalement, on est étonné de la manière avec laquelle, il réinstalle naturellement un climat de confiance dans l’usine. En effet, des résultats sont objectivement visibles rapidement : réduction des erreurs de conduite de ligne, reprise des progrès de productivité, amélioration du taux de service clients. Avec le sourire retrouvé, une détente au niveau des relations interpersonnelles peut alors s’installer. L’amélioration des résultats financiers ouvre ensuite un espace pour renouer avec une politique de rémunération qui valorise les efforts et le progrès. Une boucle vertueuse est ainsi réinitiée : elle en étonne plus d’un, à commencer par les partenaires sociaux.

En ces temps difficiles où nous constatons la tentation récurrente de penser l’emploi comme une variable d’ajustements de coûts ou de s’en passer par la robotisation et le numérique, ce témoignage est un rafraichissement bienvenu pour tous ceux qui doutent de la capacité des organisations à conduire le changement. Face aux urgences innombrables qui nous assaillent et qui nécessitent des prises de décision de plus en plus complexes, le récit de Nicolas Jeanson nous rappelle l’importance primordiale de ne pas oublier les doubles principes de réalité et de responsabilité. Rester ancrer dans la réalité de ce qui se passe, c’est choisir de passer du temps quotidiennement auprès des collaborateurs pour les observer, les écouter et chercher à comprendre ce qu’ils font, comment ils le font et pourquoi ils ne progressent pas ou plus. Assumer pleinement ses responsabilités, c’est avoir la lucidité de rendre des comptes sur son travail de manière honnête : c’est dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit pour donner aux collaborateurs de la lisibilité et donc de la confiance en ses actions. Ces principes sont simples dans leur énoncé mais trop souvent oubliés ou niés. L’ouvrage de N.Jeanson a le grand mérite de nous redire à quel point leur mise en oeuvre peut avoir une fécondité au-delà de toutes attentes.

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De la question de la dette en management

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Dans un entretien du mois de février dernier avec la philosophe et rédactrice en chef adjoint de la revue Études, Nathalie Sarthous-Lajus[1], un lien intéressant était établi entre la dette et les comportements plus solidaires. La dette, en ce qu’elle associe deux parties distinctes (le créancier et le débiteur), peut, ou bien enfermer dans la culpabilité ou bien ouvrir sur la gratitude de celui qui a reçu avant de pouvoir donner à son tour. Quelle transposition pouvons-nous en faire en management ?

La relation contractuelle instaurée par le contrat de travail établit une logique de réciprocité selon laquelle, en échange d’un apport de compétences, de savoirs, un salarié reçoit une rémunération, le plus souvent fixe. On ne pensera donc pas ici la relation comme dette mais plutôt comme ensemble d’engagements mutuels à respecter : une présence associée à la réalisation d’un travail effectif pour l’un, le versement d’un salaire mensuel conforme aux termes du contrat pour l’autre. Mais nous savons aussi, par expérience, qualifier des relations professionnelles qui relèvent de la dette morale. Non contractualisées, elles peuvent avoir un impact très fort sur la qualité de la coopération et donc sur l’efficacité de l’engagement au travail.

Examinons trois cas de figure.

La dette comme attitude de culpabilité

La dette comme attitude de culpabilité est une des plus courantes. Elle peut lier de manière subtile des individus à leur employeur ou collègues et les empêcher de progresser professionnellement en introduisant des attitudes de défiance. C’est notamment le cas des « survivants », c’est-à-dire de ceux qui préservent leur poste lors d’un PSE (plan de sauvegarde de l’emploi). Ce «syndrome du survivant», génère de la culpabilité envers les salariés licenciés, mais également de la démotivation et de l’insatisfaction au travail, de l’anxiété et de l’insécurité par rapport à l’avenir, des émotions négatives envers la direction ou leurs collègues en attente de notification de licenciement (colère, tristesse, dépression).  Ces situations sont vécues d’autant plus difficilement que les choix des postes supprimés sont mal définis. Afin de dissiper au plus vite les inquiétudes et doutes, l’entreprise cherchera à remobiliser au plus vite les effectifs restants autour d’un nouveau projet crédible et partagé par tous. La dette pourra alors changer de registre en passant de la culpabilité à la réparation par une requalification à partir du nouveau projet qui honore les principes de sauvegarde de l’entreprise et de l’emploi.

La dette comme faute

La dette associée à une faute réelle ou imaginaire est plus toxique dans la mesure où elle peut conduire à des relations qui tombent dans l’assujettissement. Ici le débiteur associe sa dette à un événement originel (bénéfique ou négatif) qui le place dans une relation de dépendance à un tiers ou bien à une personne morale. L’ascendant psychologique du créancier est capital tout comme les schémas des personnalités qui ont pris leur source dans l’enfance. L’assujettissement qui fait partie des schémas précoces d’inadaptation détaillés et analysés par le Dr Jeffrey E.Young psychologue américain spécialiste des thérapies cognitivo-comportementales, est une sensation oppressante car elle prive de liberté et donc d’autonomie. Tout est fonction des réactions d’autrui et la personne, victime du syndrome, est privée de la notion même de ce qu’elle veut et de ce dont elle a besoin. Le recours à un thérapeute spécialiste en psychologie cognitive-comportementale sera souvent nécessaire pour en sortir.

La dette de l’amour mutuel

La dette de l’amour mutuel, telle que définie par l’apôtre Paul (Rm 13,8), est au contraire sur le versant opposé, c’est-à-dire sur celui du postulat d’une fécondité générée par la dynamique du recevoir et du donner. C’est un des piliers des réflexions contemporaines sur le leadership (« servant leadership », « collaborative leadership », « authentic leadership »[2]) qui consiste à mettre l’accent sur la responsabilité sociale associée aux fonctions de manager. Dans ce registre, la dette se comprend non plus comme un enfermement ou un assujettissement mais comme une ouverture à l’autre par un lien vivant qui entretient la réciprocité : « je suis parce que vous êtes »[3] ou encore : c’est parce que je donne, que je peux recevoir. Dans ce schéma de réciprocité, certains dons ne sont jamais remboursables car le bénéfice s’assimile à une forme de transmission de la vie[4]. Le débiteur est placé alors dans une attitude d’accueil du don reçu, qui favorise la gratitude et l’encouragement à faire de même vis-à-vis de son prochain.

La structure sociale de nos organisations est encore loin du schéma de la dette de l’amour mutuel car notre système éducatif est trop centré sur l’acquisition de connaissances intellectuelles et techniques au détriment d’un véritable apprentissage du savoir-être. Ensuite les logiques de pouvoir et d’avoir interpersonnelles sont des forces extrêmement puissantes qui freinent la diffusion d’une culture du partage et du respect du bien commun. Néanmoins, de plus en plus d’organisations se rendent compte du besoin de changer leurs visions du leadership pour élargir la création de valeur à d’autres paradigmes. La première étape est la formation de ses dirigeants au self-management selon l’adage millénaire, « commence par te connaitre-toi toi-même ».

[1] Article Journal La Croix du 27/02/2015 de Marie DANCER
[2] Robert K.Greenleaf in The servant as leader ,1970 ; W.George in Authentic leadership: Rediscovering the secrets to creating lasting value , 2003 ; Kanter, Rosabeth Moss  on the Frontiers of Management . Harvard Business Review (Harvard Business School Press, 2003).
[3] Théologie ubuntu de la reconciliation, Desmond Tutu, Mike Nicol, « Croire ubuntu inspirations et paroles de Desmond Tutu”, Acropole, 2007
[4] N.Sarthou-Lajus prend ici le cas du donneur d’organe : « le greffé est dans une situation de dette envers le donateur, qu’il ne pourra jamais rembourser. Ici le don va créer une dette mais pas nécessairement une culpabilité. Cela place le débiteur dans une position de donner à son tour, dans une dynamique de transmission de la vie er de créativité, car il n’y aura pas d’équivalence entre ce qu’il a reçu et ce qu’il va donner. »